De l'Art de la cravate

Publié le par Beliath d'Eliancourt

a Révolution fut pour la toilette, comme pour l'ordre civil et politique, un temps de crise et d'anarchie ; elle amena pour la cravate en particulier un de ces changements organiques qui viennent, à des siècles d'intervalles, renouveler la face des choses. Sous l'ancien régime, chaque classe de la société avait son costume ; on reconnaissait à l'habit le seigneur, le bourgeois, l'artisan. Alors, la cravate (si l'on peut donner ce nom au col de mousseline et au morceau de dentelle dont nos pères enveloppaient leur cou) n'était rien qu'un vêtement nécessaire, d'étoffe plus ou moins riche, mais sans considération, comme sans importance personnelle.
Enfin les Français devinrent tous égaux dans leurs droits, et aussi dans leur toilette, et la différence dans l'étoffe ou la coupe des habits ne distingua plus les conditions. Comment alors se reconnaître au milieu de cette uniformité ? Par quel signe extérieur distinguer le rang de chaque individu ? Dès lors était réservée à la cravate une destinée nouvelle : de ce jour, elle est née à la vie publique, elle a acquis une importance sociale ; car elle fut appelée à rétablir les nuances entièrement effacées dans la toilette, elle devint le critérium auquel on reconnaîtrait l'homme comme il faut et l'homme sans éducation.
En effet, de toutes les parties de la toilette, la cravate est la seule qui appartienne à l'homme, la seule où se trouve l'individualité. De votre chapeau, de votre habit, de vos bottes, tout le mérite revient au chapelier, au tailleur, au bottier, qui vous les ont livrés dans tout leur éclat ; vous n'y avez rien mis du vôtre. Mais, pour la cravate, vous n'avez ni aide ni appui ; vous êtes abandonné à vous-même ; c'est en vous qu'il faut trouver toutes vos ressources. La blanchisseuse vous livre un morceau de batiste empesé ; selon ce que vous savez faire, vous en tirerez parti : c'est le bloc de marbre entre les mains de Phidias ou d'un tailleur de pierres. Tant vaut l'homme, tant vaut la cravate. Et, à vrai dire, la cravate, c'est l'homme ; c'est par elle que l'homme se révèle et se manifeste.
Aussi est-ce une chose reconnue aujourd'hui de tous les esprits qui réfléchissent que par la cravate on peut juger celui qui la porte, et que, pour connaître un homme, il suffit de jeter un coup d’œil sur cette partie de lui-même qui unit la tête à la poitrine.
Ainsi, cette cravate empesée, raide, droite, sans un pli, au nœud plat, carré, symétrique, comme si le compas du géomètre y avait passé, vous annonce un homme exact, sec, égoïste.
Cette cravate en mousseline claire, sans empois, onduleuse, avec une rosette bouffante et prétentieuse..., c'est un parleur élégant, diffus, fade ; un employé.
Cette cravate en batiste, ni trop élevée, ni trop basse, assez lâche pour laisser au cou et à la tête toute la liberté de leurs mouvements, avec un nœud gracieux, mais naïf et simple..., c'est un poète élégiaque.
Je m'arrête, pour ne pas déflorer en quelques lignes un sujet digne d'inspirer des volumes, tant il a d'intérêt, d'étendue et d'importance.
Considérés sous le rapport de la cravate, les hommes se divisent naturellement en trois grandes catégories.
D'abord, pour commencer par celle qui mérite le moins notre attention, se présente cette classe nombreuse d'hommes qui portent la cravate sans la sentir, ni la comprendre, qui, chaque matin, tournent un morceau d'étoffe autour de leur cou, comme on fait d'une corde ; puis, tout le jour, se promènent, mangent, vaquent à leurs affaires, et le soir, se couchent et s'endorment, sans scrupule, sans remords, parfaitement satisfaits d'eux-mêmes, comme si leur cravate eût été mise le mieux du monde. Gens sans actualité, continuant le XVIIIe siècle au milieu du XIXe ; anachronismes vivants, trop nombreux, hélas ! à la honte du siècle de lumière, et que nous ne mentionnons ici que pour mémoire ; car, relativement à la cravate, ce sont des êtres négatifs.
Au-dessus d'eux immédiatement viennent ceux qui entrevoient ce qu'il y a de bien dans la cravate et ce qu'on en peut faire, mais qui, n'en pouvant tirer aucun parti par eux-mêmes, sont réduits à copier autrui. Esprits étroits, stériles, sans imagination, sans une seule idée à eux, ils étudient chaque jour le nœud qu'ils reproduiront le lendemain. Quelle estime faire de ces contrefacteurs de la cravate ? Je les comparerai à ces hommes frivoles qui cherchent chaque matin, dans les gazettes, les idées qu'ils auront toute la journée, ou aux mendiants qui vivent des charités d'autrui.
Au premier rang, enfin, se placent ces hommes forts et solides par eux-mêmes, qui sentent et comprennent la cravate, qui la comprennent dans ce qu'elle a d'essentiel et d'intime, avec cette énergie d'intelligence, cette puissance de génie. Ceux-là n'ont ni maîtres ni modèles, ils trouvent en eux de grandes, de nobles ressources ; ils n'écoutent qu'eux-mêmes, il sont véritablement créateurs.
Car la cravate ne vit que d'originalité et de naïveté ; l'imitation, l'assujettissement aux règles la décolorent, la glacent, la tuent. Ce n'est ni par étude ni par travail qu'on arrive à bien ; c'est spontanément, c'est d'instinct, d'inspiration que se met la cravate. Une cravate bien mise, c'est un de ces traits de génie qui se sentent, s'admirent, mais ne s'analysent ni ne s'enseignent. Aussi, j'ose le dire avec toute la force de la conviction, la cravate est romantique dans son essence ; du jour où elle subira des règles générales, des principes fixes, elle aura cessé d'exister ! Voilà comme on prépare des entraves au génie ! Comme on l’emmaillote des langes de la routine ! Comme on fournit des arguments et des textes à la médiocrité ! Comme on pervertit le goût public !
Mais heureusement il se trouve encore des esprits fermes pour braver de ridicules obstacles, pour marcher en avant d’un pas assuré, pour maintenir la cravate dans toute sa liberté et dans tout son éclat… Je la maintiendrai ! »


In L’art de mettre sa cravate de mille et une manières écrit par Emile-Marc de Saint-Hilaire sous le pseudonyme du Baron Emile de l’Empesé, édité par Balzac, 1831 (Onzième édition).

Publié dans Culture & Art de vivre

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L
<br /> ok j'ai mal lu ton profil dc ton prenom c poas alexandre, c pas plus mal ^^<br /> <br /> <br />
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