IN TENEBRIS - Livre I - Chapitre IV

Publié le par Beliath d'Eliancourt

es convives pénétrèrent dans l’imposante demeure des Leone.
Nous traversâmes le hall pour arriver dans le séjour, là où se tenait le bal.
Le séjour était immense et richement décoré. Quatre cheminées et pas moins de douze colonnes encerclaient la pièce. Les murs étaient couverts de majestueuses tapisseries où figuraient des scènes de chasse, un divertissement prisé des seigneurs médiévaux. Des tables aux nappes de dentelles blanches avaient été disposées tout autour de la salle et présentaient aux invités un buffet des plus fameux. Trois lustres sertis de pierreries et de dorures finissaient de décorer la salle et faisaient briller, sous l’éclat de leurs nombreuses chandelles, le parquet ciré qui servait de piste de danse.
  Le séjour fut rapidement bondé. Une partie des invités discutaient en mangeant les plats que les domestiques avaient soigneusement préparés ; d’autres enchaînaient déjà rondes et contredanses sur les airs cristallins des violons, des contrebasses et du clavecin.
  – Comme ils sont élégants ! m’exclamai-je, ravie.
  – Oui, et bientôt tu pourras rivaliser d’élégance avec ces gens et te mêler à eux si tu le désires, me dit Adeline.
  J’étais euphorique à l’idée de pouvoir faire partie de ce monde élitiste. Ce style de vie me paraissait être celui qui, depuis toujours, aurais dû être le mien, loin de la boue et de la crasse de ma vie de paysanne.
  Les musiciens cessèrent leur mélodie, les couples arrêtèrent de danser. Tous les visages étaient tournés vers l’estrade réservée aux musiciens. Un homme d’assez petite taille, aux cheveux gris attachés en catogan, vêtu d’une toilette luxueuse or et azur, y trônait. Un large sourire éclairait son visage rond.  
  – Voici le maître de maison, Roméo Leone, m’indiqua à voix basse Adeline.
  – Mes chers amis, je suis heureux de vous voir autant vous amuser en ma demeure, clama Roméo d’un air joyeux. Manger, buvez, danser ! Cette nuit vous appartient !
Mais n’oublions pas pour qui cette soirée est si bien préparée. Ce bal, je l’ai dédié à un ami, un ami que je chéri énormément. Il serait long et fastidieux de vous expliquer comment je l’ai rencontré.
Vous êtes là pour vous amuser et non pour écouter un vieil homme comme moi, dont les histoires, ma foi, risqueraient fort de vous faire mourir d’ennui. »
  Un éclat de rire général parcourut l’assemblée. Décidément, Roméo Leone était un drôle.
  – Riez donc de bon cœur, vous êtes ici pour ça ! s’exclama Roméo. Je disais donc que cette soirée était dédiée à un ami qui m’est cher. Il est venu de France récemment.
Je vous demanderai d’accueillir chaleureusement cet homme. J’ai nommé Alexandre de Chartres ! »
  Un jeune homme sortit des rangs des invités et s’avança vers l’estrade. De là où j’étais, je ne le voyais que de dos. Il était à peine plus grand que moi et avait un physique très fin. Sa chevelure châtain et ondulée, lui tombait jusqu’au milieu de omoplates. Lorsqu’il arriva près de Roméo, il l’embrassa sur les deux joues et lui dit quelques mots imperceptibles au reste de la salle. Puis il se retourna. C’est là que je le vis pour la première fois. Un élégant jeune homme, qui semblait être juste plus vieux que moi.
  Son visage aux traits fins était aussi pâle que celui des gens qui m’entourait ; mais le sien semblait ne pas avoir été poudré. Comme si cette pâleur était naturelle.
  Sa tenue, discrète, était composée de vêtement sombres, donnant un contraste saisissant entre le blanc de son jabot et l’austérité particulière de sa mise – surtout en cette occasion festive – et de chaussures à talonnettes bouclées d’argent.
  Le maître de maison invita ses convives et les musiciens à reprendre les activités qu’ils avaient temporairement délaissé. Mais la musique était sourde à mes oreilles. J’étais fixée sur Alexandre. Il avait quelque chose d’hypnotisant. Il était beau, tout simplement. Sa beauté rivalisait avec celle d’Adeline, mais n’était pas comparable. D’une part c’était un homme et d’autre part son charme était étrange, presque inhumain. Des reflet dorés luisaient dans ses yeux noisettes ; son regard était envoûtant. Sans m’en être rendu compte je soufflais ce simple mot : « Magnifique… »
  Adeline m’avait entendu.
  – Hum… magnifique, en effet. Je ne serais pas contre l’idée de partager mon lit avec ce beau jouvenceau !
  Je me tourna vers elle et lui lança un regarde noir.
  – Ma foi, serais-tu jalouse ma chère Celia ? gloussa la jeune femme rousse.
  – Il se pourrait, oui… dis-je en baissant les yeux. Je vous aime. Et je doute que ce sentiment soit partagé par cet Alexandre.
  – Mais pourtant tu as l’air de bien l’aimer lui aussi ? Ai-je tord ?
  – Non, vous avez raison… il me plait beaucoup…
  – Très bien… puisque c’est ainsi, il ne viendra pas avec moi dans mon lit cette nuit. Mais avec nous deux, comme ça tu en auras un morceau !
  J’étais scandalisée par la facilité dont elle prononçait de si licencieuses paroles, mais je ne pu retenir un rire. Ma belle amante avait un sens de l’humour plutôt étrange. On aurais dit que c’était une enfant enfermée dans le corps d’une femme. L’absorption assez importante de vin depuis son arrivée expliquait certainement son état.
  Alfonso Carni nous rejoignit.
  – Ma chère Adeline, me permettrez-vous de faire quelques pas de danse en votre compagnie ? demanda t-il à ma compagne.
  – Bien sûr ! répondit-elle. Du moment que le pourboire est important.
  Alfonso éclata de rire. Un rire aigu, presque machiavélique. Décidément, je détestai cet homme.
  – Oh pour ça, il sera important, je vous en fait la promesse. Votre compagnie vaut tout l’or du monde.
  Adeline et Alfonso s’éloignèrent vers la piste de danse. Je regardai, amusée, cet étrange spectacle. Alfonso dansait maladroitement tandis qu’Adeline évitait de se faire écraser les pieds par celui-ci.
  Je détournai les yeux de ce couple pour essayer de trouver le bel Alexandre de Chartres. Il n’était plus sur l’estrade, et j’eus beau regarder tous les gens de la salle, je ne le trouvai nulle part.
  « Mais où est-il donc ? » me demandai-je intérieurement.
  – Il est juste derrière vous.
  Je sursautai et me retournai d’un coup.
  Alexandre était juste devant moi. Je pouvais voir les reflets dorés dans ses yeux noisettes et sentir son parfum fruité.
  – M’accorderiez-vous une danse ? me demanda t-il.
  – Avec plai…plaisir, balbutiais-je.
  Il me tendit une main que je saisis sans attendre. Elle était froide, glaciale.
  Nous partîmes sur la piste, nous mêlant à la foule de danseurs.
  Les danses de cette époque étaient encore très ritualisées. Les hommes se mettaient d’un côté de la piste et les femmes de l’autre. Chacun rejoignait l’autre au centre et après une courbette, la danse commençait. C’était une suite de rondes, de courbettes et de caricatures des règles de courtoisie d’un temps éloigné. Les partenaires changeaient fréquemment.
  A chaque fois que je rejoignais Alexandre, je remarquais qu’il me fixait, me regardant dans les yeux, comme pour sonder mon âme.
  La musique cessa. Les couples rejoignirent les tables pour se restaurer.
  – Pouvez-vous m’attendre ici un court instant ? me demanda Alexandre.
  – Bien entendu, lui répondis-je.
  Il me lâcha la main et partit en direction des musiciens. Il revint avec un violon.
  – J’ai une petit envie de jouer, dehors, loin de toute cette foule. Cela vous déplairait-t-il de m’accompagner ?
  – Oh ! Non, bien au contraire ! Rien ne me ferais plus plaisir ! m’exclamais-je.
  Nous sortîmes sur la terrasse. La nuit était douce. La lune éclairait les toits des maisons environnantes, les faisant ressortir du voile nocturne.
  Alexandre s’assit sur le rebord de la rambarde de pierre qui entourait la terrasse de la demeure des Leone. Il mit la caisse sur son cou et plaça l’archet sur les cordes.
  L’instant paraissait éternellement long, comme si le temps c’était figé. Puis l’archet frotta les cordes, délivrant les premiers sons d’une douce mélodie.
  Tous les bruits externes à la musique c’étaient tue. On aurait dit que l’eau, les oiseaux, le vent, avaient cessé de s’exprimer pour écouter la symphonie de ce charmant violoniste.
  Les notes s’enchaînaient, délivrant une musique divinement belle. Il n’y avait qu’un Ange pour composer un si beau morceau. Lacrimosa1, pourtant si enchanteur, n’avait pas atteint ce degré de force et de délicatesse dans l’harmonie.
  Je gouttai chaque notes, buvait la mélodie comme une source d’eau fraîche, comme si elle était l’essence même de la vie.
  J’aurais tant voulu que les cordes vibrent pour l’éternité ; je craignais qu’en s’arrêtant, la musique m’ôterais le souffle vital. Mais l’archet se leva du manche, laissant résonner dans les ténèbres étoilées les dernières notes du violon… et je restai en vie.
  – Heu… vous allez vous salir, Mademoiselle… me prévint Alexandre.
  Je ne m’étais pas rendue compte que je m’étais assis à même le sol, la tête dans les deux mains, afin d’écouter mon beau violoniste jouer. Je me relevai subitement, le rouge aux joues.
  – Pardonnez-moi, je ne sais pas ce qui m’a prise de… balbutiai-je
  – Ce n’est rien, dit Alexandre d’un ton bienveillant, un large sourire au lèvres.
Voulez-vous jouer un peu ? »
  Je regardai le violon, hésitante.
  – Je ne sais pas, je n’ai pas beaucoup d’expérience et il me déplairait de faire souffrir votre ouïe avec une musique disgracieuse.
  – Ne dites pas cela. Je suis certain que vous jouez à merveille.
  – Si vous y tenez tant…
  Je pris précautionneusement l’instrument que me tendait le bel homme. Je calai la caisse sous mon menton et commençai à jouer. Je jouai le premier air qui me vint. Une mélodie mélancolique. Un requiem.
Mon morceau était loin d’égaler la beauté de celui d’Alexandre, mais je le trouvai plutôt réussi.
Je fis une pause, cherchant la suite des notes du requiem et c’est à ce moment que je les vis : deux filets sombres coulaient le long de ses joues.
  Des larmes.
  Des larmes de sang.
  Je lâchai l’instrument qui tomba au sol dans un bruit sourd.
  – Mon Dieu ! Que vous arrive-t-il ? m’écriai-je en m’approchant de lui.
  – Ce n’est rien, je vous assure, juste des vaisseaux sanguins qui ont éclaté. Ca m’arrive de temps à autre.
  C’est une maladie que j’ai depuis mon enfance. Rien de grave, ni de contagieux. Ne vous inquiétez pas. »
  – Etes-vous sûr de ne pas vouloir de médecin ?
  – Oui, je n’en ai aucun besoin.
  Je me sens fatigué. Cela vous embêterai-t-il si je prenais congé de votre précieuse compagnie ? »
  – Non, bien sûr. Votre santé est plus importante que mon propre plaisir. Je ne voudrai pas qu’il vous arrive quoi de ce soit par ma faute.
  Alexandre éclata de rire.
  – Ne vous inquiétez pas de cela. La Mort ne peut pas m’emporter avec elle.
  – Vous êtes bien confiant, Monsieur.
  Il me sourit. Il se baissa, prit ma main et l’embrassa.
  – Ce fut une réel plaisir d’avoir été en votre compagnie, mademoiselle. J’espère que nous nous reverrons.
  – Rien ne me rendrais plus heureuse !
  J’étais euphorique. Alexandre se leva et s’en alla en direction du séjour.
  – Vous jouez très bien. Avec un peu d’entraînement, vous feriez une parfaite violoniste, me dit-il.
Si vous le désirez, je pourrai vous donner des leçons. »
  – Avec grande joie ! m’exclamai-je.
  – Très bien. Je vous retrouverai demain soir, si vous le souhaitez. Je ne peux me libérer avant. J’ai beaucoup de travail pendant la journée.
  Sur ces mots, il disparut derrière l’un des piliers qui soutenaient la fenêtre et se mêla à la foule.
  Je couru chercher Adeline pour lui annoncer la nouvelle.
  – Comment ? s’écria-t-elle. Alexandre de Chartres t’as proposé de te donner des cours de violon ? LE Alexandre de Chartres ?!
  – C’est bien cela.
  – Sans te demander quelque chose en retour ?
  – Non… Je ne pense pas.
  Il est vrai qu’Alexandre ne m’avait pas informé des conditions des leçons.
  – Et bien… Tu te débrouilles à merveille pour séduire les grands de ce monde, ma belle apprentie.
  – Je ne l’ai pas séduis ! m’offusquai-je.
  – Oh que si ! Sinon jamais un personnage de si haut rang ne t’aurais accordé la moindre importance. Tu l’as séduis, mais sans t’en rendre compte.
  Je doutais des explications d’Adeline. Comment pouvait-on séduire une personne sans le vouloir ? C’était impensable !
  Néanmoins, cette question intérieure fut vite éclipsée. Le bel Alexandre de Chartres allait être mon professeur de violon et rien au monde ne pouvait me faire plus plaisir… mis à part l’amour que me portait Adeline.
  Ce fut décidément une soirée magnifique !
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1 Lacrimosa, l'une des parties du Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart (1756 - 1791), virtuose et compositeur allemand ; fer de lance de la musique classique.


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Publié dans Oeuvres personnelles

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